Les jeux d'échecs du XIIe siècle mis au jour en 1831 sur une plage de l'île de Lewis (Hébrides extérieures) constituent sans nul doute les plus célèbres témoins médiévaux de cette activité ludique. Ils marquent également l'aboutissement de la trajectoire empruntée par ce jeu de société depuis son berceau indien. Aujourd'hui dispersés entre le British Museum de Londres (67 pièces) et le Musée national d'Écosse à Édimbourg (11 pièces), ces objets sont omniprésents dans les publications depuis leur découverte, mais les dernières années ont vu se multiplier des études renouvelant leur lecture, en particulier l'important article publié par les éditeurs du présent volume avec Caroline M. Wilkinson [1], repris sous le titre The Lewis Chessmen: Unmasked, Édimbourg 2010.
Le nouvel ouvrage, qui associe dix-neuf chercheurs de huit nationalités, complète ces travaux récents. Une première partie aborde les jeux de Lewis sous plusieurs aspects. Caroline Wilkinson développe l'analyse anthropométrique des pièces, initiée dans un précédant article, qui invite à attribuer leur réalisation à cinq artistes distincts. Les résultats des analyses physiques et chimiques menées par Jim Tate, Ina Reiche et Flavia Pinzari - hélas limitées aux pièces conservées à Édimbourg - apparaissent un peu décevants. S'ils confirment l'usage marginal de dents de cachalot dans un lot majoritairement composé d'ivoire de morse, l'analyse tracéologique fournit peu d'informations sur l'outillage utilisé et les traces de couleur rouge (évoquées par Madden dans la première publication du lot) ne peuvent être confirmées. Neil Price revient sur les célèbres guerriers mordant leur bouclier et identifiés à des berserkers (qui ont également donné lieu à une récente synthèse française [2]), dans leur contexte historique.
Le cadre géographique et politique de l'archipel de plus de cinq cent îles qui s'égraine au large de la côte ouest de l'Écosse, et dont celle de Lewis marque l'extrémité septentrionale, fait l'objet d'un second volet. Il débute avec la présentation du Royaume des Îles par David H. Caldwell, R. Andrew McDonald et Alex Woolf. Centrée sur l'île de Man, cette "thalassocratie" demeura longtemps cliente du royaume norvégien et fut intégrée jusqu'au début du XIVe siècle à l'archevêché de Trondheim, cité considérée par la plupart des auteurs comme le lieu de production des échecs de Lewis. À partir du milieu du XIIe siècle, les McSorley disputent les Hébrides extérieures à la dynastie en place depuis 1079, et c'est dans ce contexte que le lot de pièces de jeu, probablement destiné à une clientèle aristocratique, est enfoui sur la baie de Uig. Cet espace insulaire sous la double influence des Norvégiens et de l'Écosse conserva malgré tout dans sa toponymie un vocabulaire hérité du gaélique (Alan MacNiven). Les rudes conditions du cabotage dans ce labyrinthe d'îles et de bras de mers, ainsi que la nature des refuges aménagés par les navigateurs au cours des temps, sont abordées par Colin Martin à partir du site écossais de Dùn Ghallain.
La fin de la seconde partie et la troisième partie de l'ouvrage sont consacrées à la place des jeux de Lewis au sein des échecs médiévaux. Leur matière, l'ivoire de morse, renvoie à une chasse qui fit la fortune du Groenland entre le XIe et le XIIIe siècle (Elizabeth Pierce). Le produit brut semble avoir été très majoritairement exporté vers des centres de transformation norvégiens (parmi lesquels Trondheim), mais aussi vers des contrées plus méridionales. La désertion progressive du Groenland et le retour d'un approvisionnement régulier de l'Occident en ivoire d'éléphant entraîna une décadence progressive de ce grand commerce. Gudmundur G. Thórarinsson considère l'Islande comme un autre lieu de production possible des jeux échecs de Lewis. La capture sporadique de morses, quelques canines complètes et déchets d'ivoire recueillis dans des sites privilégiés demeurent des arguments fragiles, en l'absence de toute pièce d'échecs de même facture découverte dans l'île. L'auteur argue également du fait que le terme "évêque" apparaitrait en premier lieu dans les sagas islandaises pour remplacer l'éléphant du jeu primitif (les deux défenses schématiques des pièces d'influence islamique sont alors assimilées aux deux pointes d'une mitre épiscopale). Pourtant, les plus anciennes occurrences recueillies dans les sagas sont postérieures d'un bon siècle aux seize évêques du dépôt de Lewis et, surtout, le terme episcopus apparait antérieurement dans le De Vetula, un poème du nord de la France rédigé vers 1250. Robert Nedoma reprend de manière plus systématique l'ensemble du vocabulaire du jeu dans l'aire scandinave et les pays voisins. L'ouverture de la Scandinavie au reste de l'Europe, mais aussi à la Méditerranée, est illustrée par la variété des influences lexicales (termes hérités de l'arabe, du médiolatin, du moyen bas allemand). La réflexion de Guro Koksvik Lund sur l'introduction des échecs en Scandinavie élargit cette lecture à d'autres sources: elle confirme l'apparition dans le courant du XIIe siècle de ce jeu qui concurrença progressivement le traditionnel hnefatafl, dont Matthias Teichert retrace le développement.
Mais d'autres aspects du jeu d'échecs ont fait l'objet de complexes transferts culturels depuis son invention en Orient. Mark A. Hall revient sur la question des couleurs opposant les deux camps, insistant sur l'opposition rouge / blanc ou rouge / jaune qui marqua longtemps les échecs en Occident. Il reste que, parmi environ 1200 pièces médiévales conservées, les traces de pigments demeurent anecdotiques et qu'il nous semble falloir envisager d'autres moyens de reconnaissance, en particulier les décors géométriques inspirés des exemplaires islamiques. L'auteur évoque également l'usage héraldique de l'échiquier (qu'il étend peut être trop largement à tout motif quadrillé monochrome). Le jeu d'échecs, occupation des élites, transmet aussi les codes gestuels et les attributs du pouvoir, comme les souverains en majesté ou les évêques du dépôt de Lewis le montrent bien (Heather Pulliam). C'est également le thème de la contribution d'Emma Black, qui replace très (trop?) largement les reines de Lewis dans l'iconographie du pouvoir féminin depuis l'Antiquité, et de l'ultime texte du recueil, consacré à un évêque du Metropolitan Museum of Art (Charles T. Little).
L'étude des jeux d'échecs médiévaux est en plein renouvellement et ce livre illustre fort bien la variété des pistes aujourd'hui suivies par des recherches qui s'affranchissent largement de la seule histoire des jeux. Peut-être faudrait-il désormais ouvrir plus largement encore les comparaisons: quelles que furent les circonstances de son introduction dans les contrées septentrionales, le jeu d'échecs est venu du sud. Dans l'ensemble de l'Europe continentale, des découvertes archéologiques récentes [3] viennent affiner notre connaissance de la diffusion des échecs (la plupart sont ignorées par la carte de la page 243). Elles posent - entre autres - une question qui aurait mérité d'être discutée dans ce volume: l'introduction parallèle en Occident de pièces d'échecs figurées et de formes schématiques, les deux catégories étant également attestées en Scandinavie.
Notes:
[1] David H. Caldwell / Mark A. Hall / Caroline M. Wilkinson: The Lewis Hoard of Gaming Pieces. A Re-examination of their Context, Meanings, Discovery and Manufacture, in: Medieval archaeology 53 (2009), nº 1, 155-203.
[2] Vincent Samson: Les Berserkir. Les guerriers-fauves dans la Scandinavie ancienne, de l'Âge de Vendel aux Vikings (VIe-XIe siècle), Villeneuve-d'Ascq 2011.
[3] Cf. entre autres Mathieu Grandet / Jean-François Goret (dir.): Échecs et Trictrac. Fabrication et usages des jeux de tables au Moyen Âge, cat exp. Mayenne, Musée du Château, Paris 2012.
David H. Caldwell / Mark A. Hall (eds.): The Lewis Chessmen. New Perspectives, Edinburgh: National Museums Scotland 2014, XII + 338 S., ISBN 978-1-905267-85-9, GBP 35,00
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