Laurent Jégou: L'évêque, juge de paix. L'autorité épiscopale et le règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu VIIIe-milieu XIe siècle) (= Collection Haut Moyen Âge; 11), Turnhout: Brepols 2011, 574 S., ISBN 978-2-503-54085-6, EUR 69,00
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Edina Bozóky: Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident. Actes du colloque international du Centre d'Études supérieures de Civilisation médiévale de Poitiers, 11-14 septembre 2008, Turnhout: Brepols 2012
François Bougard / Hans-Werner Goetz / Régine Le Jan (éds.): Théorie et pratiques des élites au haut Moyen Âge. Conception, perception et réalisation sociale, Turnhout: Brepols 2011
Ce livre, version éditée d'une thèse soutenue à Paris I en 2007, porte sur une soixantaine de diocèses de la Loire à l'Elbe entre 750 et 1050 et il s'inscrit d'emblée dans le courant anthropologique qui a renouvelé l'historiographie du haut Moyen, en Allemagne puis en France. On ne s'étonnera donc pas qu'il soit placé sous les auspices de Michel Parisse et de Régine Le Jan mais aussi d'une figure marquante de l'épiscopat ottonien, Ulric d'Augsbourg. Dans cette optique, l'auteur entend traiter non pas la justice dans ses formes légales mais l'ensemble des « pratiques et langages destinés à régler les tensions nées dans la société » (14), et il rappelle tout ce que la compréhension des conflits doit aux analyses des historiens américains.
Son étude décale la perspective : l'histoire juridique qui étudiait l'évêque comme un des seigneurs de son temps laisse place à une histoire anthropologique dans laquelle l'évêque est au cœur de réseaux - familiaux, sociaux, professionnels, amicaux... - qui lui permettent d'utiliser au mieux et au choix les différents pouvoirs et formes d'influence dont il dispose. Elle part donc, non pas des mécanismes d'exercice de la justice, mais des stratégies épiscopales - qui sont aussi aristocratiques - qui visent à ramener la paix. Toutefois, son refus de toute hiérarchisation des modes de règlements des conflits n'ignore pas les critiques qui, depuis une dizaine d'années, remettent en cause la « place démesurée » accordée aux règlements extrajudiciaires.
L'ouvrage s'inscrit dans un second débat, celui du séquençage du haut Moyen Âge. Les études sur la justice et les conflits ont, comme chacun sait, joué un grand rôle pour accréditer la thèse d'une rupture vers Mil, du remplacement des institutions publiques carolingiennes par une justice féodale, privée, marquée par le recours à la force et au compromis. De fait, dans le droit fil d'un large courant de l'historiographie actuelle, l'auteur place la césure chronologique non vers Mil mais un siècle plus tôt et il renvoie dos à dos les deux types d'évêques couramment définis par les historiens : l'évêque à forts rôle et pouvoir publics, avec le missus dominicus comme archétype, et l'évêque de la Paix de Dieu ne disposant que de peu de moyens pour amener un peu d'ordre là où le cadre public a éclaté.
Sans remettre en cause le fait que la documentation met successivement en avant ces deux figures, Laurent Jégou montre qu'elles peuvent être incarnées par chaque évêque : avec raison, il propose de ne pas dissocier les différentes fonctions ou les différents visages de l'évêque, notamment ce qui relève du politico-administratif et du sacré. L'autorité épiscopale est regardée à la fois comme une notion sociale (l'évêque comme chef d'une communauté, avec des fonctions très larges, influent dans les parentèles et les réseaux) et surtout comme une auctoritas, une légitimité tenue pour liée au sacré. On s'adresse à l'évêque d'abord parce qu'il est l'homme de Dieu : « C'est la proximité de l'évêque avec Dieu qui le désignait pour exercer les missions de médiation et d'arbitrage » (25), d'autant que ramener la paix dans la communauté est au cœur de la fonction épiscopale. C'est pourquoi les prélats associent systématiquement pax et concordia qui renvoie à la paix sociale dont ils sont les garants, individuellement pour leur communauté ou collectivement pour l'empire. Contraints de pratiquer la concorde comme vertu, ils constituent des intercesseurs et des médiateurs appréciés.
L'ouvrage s'intéresse d'abord à la réflexion épiscopale sur l'exercice de la justice, à travers les choix dans la memoria des conflits et la constitution d'un corpus (notamment en matière canonique) légitimant l'action des évêques et fournissant des modèles. Toutefois, l'auteur insiste sur le fait que les preuves écrites restent un argument judiciaire parmi d'autres, voire moins employé que les autres. L'étude de la pratique du règlement des conflits, des mécanismes et des modes de passage du conflit à la paix, occupe donc les deux autres parties de l'ouvrage selon un découpage chronologique qui distingue la période carolingienne (mi VIIIe - fin IXe siècle) et l'époque postcarolingienne (Xe - mi XIe siècle).
Lors de la première, le rôle des évêques comme enquêteurs et comme juges est conforté par l'appui royal et le système des missi, tandis que les conflits entre carolingiens favorisent leur intervention comme médiateurs et intercesseurs de paix. Toutefois, les évêques développent une culture du compromis car, même alors, le recours à la justice du plaid représente un échec : lorsqu'il n'est pas le résultat d'une négociation, il signifie que les autres moyens de pacification ont échoué. Quand l'application d'une décision dépend de la bonne volonté des parties en cause, le plus important est de nouer le dialogue entre elles et de les amener à un accord honorable.
A partir de la fin du IXe siècle, les évêques sont de plus en plus impliqués dans l'exercice local du pouvoir, tout en ne bénéficiant plus du même soutien royal en France (l'auteur rappelle la profonde différence entre France et Germanie sur ce plan). Malmenés ou pris dans des conflits pour des raisons temporelles, les évêques peuvent s'appuyer sur une capacité de médiation renforcée par leur niveau social et leur ancrage local croissants, et surtout ils répondent par le recours au sacré. Ce déplacement de la résolution des conflits est d'autant plus accepté par les laïcs qu'il permet de transporter sur le terrain religieux une sanction sociale : il offre la possibilité d'associer la restitution de biens à un don, de se présenter en pécheur repenti et non en criminel condamné... De ce point de vue, l'ouvrage illustre le retour du sacré - et plus généralement du religieux - dans les analyses du fonctionnement social.
Pour efficace qu'elle soit, la démonstration souffre d'un déséquilibre à la fois chronologique et spatial qui est le reflet des sources mais qui rend délicate la comparaison des deux périodes. Pour l'époque carolingienne, les exemples viennent souvent de Bavière, grâce aux archives de Freising ; pour la période postcarolingienne, ils sont plus occidentaux, souvent tirés du riche corpus rémois, et beaucoup plus diversifiés. Cette diversification contraint l'auteur à ne pas creuser toutes les situations évoquées et le conduit fatalement à des approximations sur des cas secondaires, mais elle constitue une grande richesse, qui fait d'autant plus la valeur de cette étude que les exemples sont replacés avec soin dans leur contexte local.
François Demotz