Stefano Simiz: Prêcher dans les espaces lotharingiens. XIIIe-XIXe siècles (= Rencontres; 474), Paris: Classiques Garnier 2020, 263 S., ISBN 978-2-406-08975-9, EUR 23,00
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La publication du colloque tenu en juin 2016 sur le thème "Prêcher dans les espaces lotharingiens XIIIe-XIXe siècles" s'inscrit dans les travaux d'un projet de l'Agence Nationale pour la recherche (ANR) "Chrétientés lotharingiennes - Dorsale catholique, XIe-XVIIIe siècles (LODOCAT)" coordonné par Frédéric Meyer puis Christine Barralis.
C'est cette notion de dorsale catholique (l'axe européen du front de catholicité, entre christianismes catholique et protestant) qui est testée à l'aune de la prédication sur une longue période du XIIIe au XIXe siècle, soit deux siècles plus tard en amont que le projet ANR car ce n'est qu'au XIIIe siècle que la prédication ad populum (essentiellement prise en compte ici) prend tout son essor. En aval, le colloque se projette un siècle plus tard par rapport au cadrage chronologique de l'ANR LODOCAT, car "tout ne change pas forcément avec la Révolution française, au moins jusqu'en 1850" (240).
Rappelons que la parole prêchée est au cœur du dispositif pastoral dans le catholicisme comme dans le protestantisme. Cette parole d'abord écoutée, parfois ensuite lue et méditée, reste vive: elle peut alimenter des débats (la querelle janséniste par exemple) et s'associer à une action d'ordre politique ou prophétique.
La Lotharingie est un espace allant des Pays Bas à la Lombardie et couvrant des entités politiques très diverses notamment des petits États comme la principauté de Liège, les duchés de Lorraine ou de Savoie, le comté de Bourgogne. C'est un espace "de frontière à la fois confessionnelle et politique, mais aussi linguistique" (13).
Fut-elle une "zone dramatisée par et pour la prédication" (247) "parce qu'elle aurait été exposée aux hétérodoxies plus qu'ailleurs en Europe (13)"? Pour répondre à cette question divers points de vue ont été adoptés par les participants à la rencontre de Chambéry.
Le premier volet s'attache à la relation entre les discours à caractère religieux et les pouvoirs institués (les cours, les villes, la hiérarchie ecclésiastique), elle peut prendre la forme du contrôle, de la commande, de la censure, etc. Le deuxième volet permet de suivre des prédicateurs en action, comme François Humblot, André Valladier ou Hyacinthe Loyson, dans le déroulement parfois complexe de leur carrière et dans leur manière d'investir l'espace lotharingien et de le dépasser. Enfin le troisième volet se concentre sur le laboratoire milanais et la Lombardie, comme lieu de référence de la "bonne prédication".
Sous l'intitulé général "Contextes et autorités", deux exemples de relations fortes entre pouvoirs politiques et prédicateurs sont analysés. L'influence des ducs de Savoie sur les prédicateurs à la cour ducale et dans les villes du Piémont savoyard au XVe siècle est étudiée par Laura Gaffuri. Leurs sermons ont indéniablement une dimension mêlant le religieux et le politique. Puis sont présentées par Céline Borello les adaptations des prédicateurs juifs et protestants aux événements politiques de la Révolution française au retour des Bourbons. Ce double point de vue est assez rare pour en souligner l'audace et la féconde comparaison.
Dans la deuxième partie intitulée "Mobilité et messages des prédicateurs", une première communication signée par Ludovic Viallet s'attache plus au message et pose l'hypothèse d'un lien entre la réforme de l'Observance dans les ordres mendiants et la genèse du crime de sorcellerie et de la chasse aux sorcières à partir du XVe siècle, au nom du combat contre le diable, thème très prégnant dans la prédication de ces frères. Les autres communications suivent les itinéraires parfois complexes voire chaotiques de trois prédicateurs en Lotharingie et au-delà. Le minime François Humblot (1569-1612) mène son apostolat anti-protestant à Tours, Saumur et Paris, en dehors de la dorsale catholique (Fabienne Henryot). En revanche, André Valadier (v. 1568-1638) même s'il prêche parfois à Paris, ancre son action pastorale dans la ville de Metz et la met au service de la théorie des droits du roi de France sur cette ville. Son message est éminemment politique (Julien Léonard). Le prédicateur qui présente l'itinéraire le plus chaotique (étudié par Sarah Scholl) est sans conteste le père Hyacinthe Loyson (1827-1912) sulpicien, novice dominicain, puis carme avant de quitter l'église catholique en 1869, pour rejoindre le vieux-catholicisme en Suisse, avant de fonder en France une "Eglise gallicane" dont il s'éloigne à la fin de sa vie. Il s'est marié en 1872 et explique "j'étais à moitié protestant pendant qu'elle était moitié catholique" (132), déclaration impossible à l'époque des guerres de religion, mais emblématique d'une certaine liberté religieuse de la fin du XIXe siècle. C'est pourquoi il affirme haut et fort "sa légitimité à prêcher en catholique hors du catholicisme officiel" (133).
La troisième partie de l'ouvrage intitulée "espaces et sanctuaires de la prédication" s'ouvre sur un espace situé en dehors de la Lotharingie: l'Auvergne de 1250 à 1530 environ. Dans cette région la prédication mendiante majoritaire est analysée par Claire Bourguignon en mobilisant les registres des comptes consulaires et les recueils de sermons conservés dans la bibliothèque des dominicains de Clermont (ceux du franciscain Louis Peresi et de Vincent Ferrier). Elle étudie également le degré de formation des prédicateurs ayant exercé dans ces diocèses, les modalités de leur rétribution par les villes et de leur performance oratoire (auvent ou chaire).
On revient en Lotharingie avec deux cas lombards et un belge. Daniela Sora examine l'attraction exercée par le monastère de la Visitation de Milan fondé en 1713 sur les prédicateurs de renom qui y ont prêché aux XVIIIe et XIXe siècles, tels que Giuseppe Antonio Sassi, oblat et préfet de la bibliothèque Ambrosiana de Milan (de 1711 à 1751) qui devint le père spirituel du monastère dans les années 1740. Les archevêques de Milan y célébraient les moments importants de la vie monastique (prise d'habit, profession religieuse, pose de la première pierre d'un nouvel édifice). Les Jésuites vinrent également prêcher dans ce monastère comme Gian Ambrogio Gallarati († 1724) et Girolamo Tiraboschi († 1794), puis Carlo Ambrosi († 1866). Au XIXe siècle, les Barnabites (don Pio Agostino Negri) et les représentants d'autres ordres viennent également prêcher et confesser dans ce monastère. Dans cette même Lombardie Ignazio Veca présente l'implication des prédicateurs dans les révolutions italiennes de 1848, leur approbation d'une "guerre sainte" - sur le modèle de la croisade - contre l'Autriche pour la libération de la patrie.
Enfin, au-delà des textes des sermons, Philippe Martin se penche sur le mobilier de la prédication et plus précisément "les chaires de vérité" belges, à partir des années 1650-1680, incarnation d'un art régional sans rapport avec la dorsale catholique. Ce modèle a été promu par des commanditaires puissants (princes, villes ou ordres religieux), par des artistes passionnés et accueilli par des fidèles sensibles à l'exubérance baroque.
La conclusion de Frédéric Meyer rejoint celle de Philippe Martin sur la courte temporalité de la dorsale catholique "En fait la "dorsale" n'a été que très temporaire, phénomène propre au début du XVIIe siècle. Les transferts pieux y ont surtout été le fait des archiducs soucieux de maintenir des alliances avec des petits souverains qui craignaient l'expansion française" (224). "L'unité de la Lotharingie-dorsale catholique n'en ressort néanmoins pas forcément très évidente, il faut bien le reconnaître" (244).
Sans aucune visée exhaustive, impossible sur une aussi longue période et un si vaste espace, ces croisements de points de vue font l'impasse sur un certain nombre de points importants, comme les modalités de la lecture des sermons, individuelle et collective ? Comme exercice spirituel ? Sur le modèle de la prédication dans un fauteuil cher à Michel Zinc ? Ou comme moyen de formation des novices et des fidèles ?
On a apprécié la place donnée à la diversité des sources autour de la prédication, aux documents manuscrits et imprimés, religieux et profanes (documentation urbaine, correspondances). Ce petit volume est rendu très maniable grâce aux index des noms, des notions et des lieux. Il propose des pistes de réflexion très stimulantes rappelées par Frédéric Meyer, comme par exemple une recherche sur les langues de la prédication, le rôle de villes comme Annecy, Besançon, Nancy, Liège et les aspects économiques et financiers de cette vaste problématique. On le voit, même au-delà de l'existence de l'ANR LODOCAT, une dynamique de recherche internationale est lancée sur la longue durée.
Marie-Anne Polo de Beaulieu