Rezension über:

Franck Mercier: Piero della Francesca. Une conversion du regard (= Représentations; 13), Paris: Les Éditions de l'EHESS 2021, 358 S., 84 Abb., ISBN 978-2-7132-2859-9, 28,00
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Rezension von:
Eric Palazzo
Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, Université de Poitiers
Redaktionelle Betreuung:
Philippe Cordez
Empfohlene Zitierweise:
Eric Palazzo: Rezension von: Franck Mercier: Piero della Francesca. Une conversion du regard, Paris: Les Éditions de l'EHESS 2021, in: sehepunkte 22 (2022), Nr. 1 [15.01.2022], URL: https://www.sehepunkte.de
/2022/01/35705.html


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Franck Mercier: Piero della Francesca

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La bibliographie sur l'œuvre de Piero della Francesca est immense. Avec l'ouvrage de Franck Mercier, la crainte eut été d'ajouter simplement une référence à la longue liste des publications sur le peintre du Quattrocento. Il n'en est rien. Le présent livre constitue à mes yeux une avancée historiographique majeure dans la connaissance et l'étude de la peinture de Piero della Francesca. Il est bâti à partir de l'extension d'un article sur le tableau de la Flagellation de Piero della Francesca, paru initialement dans la Revue Annales. Histoire, Sciences sociales en 2017. [1] Le cœur du livre de Franck Mercier demeure l'étude approfondie du célèbre tableau conservé à Urbino, enrichie cette fois d'autres regards portés sur des peintures telles que la Vierge dite Senigallia, le Baptême du Christ conservé à Londres (National Gallery of Art) ou bien encore les deux tableaux mettant en scène saint Jérôme, en pénitent (Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie) et accompagné d'un dévôt (Venise, Galleria dell'Accademia).

De façon générale, l'auteur montre une connaissance très solide de la bibliographie sur l'ensemble de l'œuvre de Piero della Francesca ou bien sur telle ou telle peinture analysée dans son livre. Inévitablement, il manque quelques références, comme par exemple celle, essentielle de mon point de vue pour comprendre la signification du détail du collier de corail porté par le Christ dans la Vierge Senigallia, à l'article de Vincenzo Ambrogi paru en 2014 dans lequel il propose d'interpréter la forme du pendentif de corail en lien avec l'anatomie bronchique. [2] À plusieurs reprises dans son livre, Franck Mercier fait à juste titre référence à l'ouvrage récent de James R. Banker qui, à ce jour, connaît mieux que n'importe quel autre chercheur l'impressionnante masse d'informations contenue dans les archives en relation avec la vie et la carrière du peintre du Quattrocento. [3] À certains endroits de l'ouvrage, les découvertes faites par James R. Banker aurait pu cependant être mieux mises en valeur dans l'analyse des tableaux.

Dès le début de l'introduction, Franck Mercier prévient le lecteur. Il n'a pas voulu faire une monographie de l'œuvre de Piero della Francesca et l'on s'en réjouit vivement. En effet, parmi les innombrables publications sur les peintures de l'artiste italien, une grande partie entre dans cette catégorie devenue quelque peu obsolète de la "monographie" d'artiste au sens d'une description "narrative" de la vie d'un peintre et de son œuvre. À ce sujet, je pense d'ailleurs que la plupart des monographies "classiques" consacrées à Piero della Francesca par le passé sont passées à côté de l'analyse des œuvres précisément à cause de l'obsession consistant à retracer l'histoire d'un artiste en mettant en valeur son "génie" créateur, si tant est que l'on puisse facilement et réellement saisir cette notion qui nous échappe presque complètement. Il faut donc savoir gré à Franck Mercier d'avoir échappé à cette tentation et de proposer une approche plus centrée sur l'iconographie des peintures, du moins à partir d'un choix fait au sein de la production de Piero della Francesca.

Comme je l'ai rappelé plus haut, le présent livre constitue le développement d'un article consacré par l'auteur à l'iconographie du tableau représentant la Flagellation et conservé aujourd'hui à la Galleria della Marche à Urbino, datant des environs de 1460. De même que dans son article de 2017, Franck Mercier procède à une étude très serrée de la composition du tableau en se fondant sur les écrits de Piero della Francesca dans le domaine de la géométrie et de la perspective. Cette approche n'est pas neuve dans l'étude de la Flagellation de Piero della Francesca et d'autres avant Franck Mercier - je pense entre autres à Marilyn Aronberg Lavin, mais pas seulement - s'y sont intéressés avec succès par le passé. Au sujet de la composition du tableau et de sa forte "géométrisation", l'apport de Franck Mercier se situe plutôt dans l'explication qu'il donne de la finalité géométrique voulue par le peintre. La conversion du regard, comme l'indique le sous-titre du livre, constitue en effet, selon lui, l'angle majeur de la compréhension de l'iconographie de ce tableau comme de l'œuvre en général de Piero della Francesca. Sur ce plan, on ne peut que suivre avec bonheur les analyses et les démonstrations menées par l'auteur, notamment pour les renvois à la théologie augustinienne qu'il pense être le cœur de cette conversion du regard.

Malgré mon adhésion globale à cette lecture "augustinienne", je suis quelque peu réservé, d'un point de vue méthodologique, sur une forme de généralisation de cette idée. C'est un fait bien connu: la théologie augustinienne a profondément marqué la pensée du Moyen Âge occidental. Il n'est ainsi pas étonnant de voir un peintre comme Piero della Francesca hériter de cette pensée tout en la réorganisant à partir de certaines caractéristiques de ce que l'on a coutume d'appeler la "Renaissance", ainsi la mise en perspective de cette conversion du regard dans la composition géométrique dont le peintre de Borgo San Sepolcro était un expert. Je m'interroge néanmoins au sujet de l'omniprésence de la pensée augustinienne dans la Flagellation - sans aucunement la contester - d'autant plus que nous n'avons pas d'éléments suffisamment concrets laissant penser que le peintre se serait "inspiré" de la théologie augustinienne - même si, comme au Moyen Âge, l'œuvre du Père de l'Eglise était sans doute connue (mais à quel degré?), du fait de sa diffusion un peu partout en Occident.

Dans son analyse de l'iconographie de la Flagellation, l'auteur est au fait de tous les débats relatifs, par exemple, à l'identité des personnages situés à droite de la composition. Pour ma part, je regrette que Franck Mercier ne se soit pas véritablement intéressé à l'énigmatique inscription qui devait figurer sur le cadre perdu du tableau - une référence au psaume 2 et à la liturgie de la Semaine Sainte, comme l'avait bien repéré jadis Carlo Ginzburg -, de même qu'il ne s'interroge pas sur le lieu probable de la conservation du tableau dans la sacristie de l'église d'Urbino. Ou bien encore, il me semble que les analyses concernant la Flagellation elle-même ne tiennent pas compte, notamment, de la théologie de cet épisode biblique et de sa réception dans la culture religieuse de la fin du Moyen Âge. Ayant pour ma part un ouvrage en préparation sur ces sujets à partir de certains tableaux de Piero della Francesca, dont celui représentant la Flagellation (mais avons-nous réellement affaire à une Flagellation ?) et d'autres réalisés par des peintres comme Vittore Carpaccio - dont le célèbre Saint Augustin dans son studiolo auquel l'auteur fait allusion à deux reprises comme une œuvre proche, du point de vue de la composition, de la Flagellation de Piero della Francesca -, je reviendrai largement sur toutes ces questions dans ce livre.

Le chapitre consacré aux deux peintures de saint Jérôme n'apporte pas, me semble-t-il, d'éléments nouveaux en lien avec le thème de la dévotion et des peintures dévotionnelles que les médiévistes connaissent bien et dans la lignée dans laquelle se situe Piero della Francesca avec ces deux tableaux. Je reste également quelque peu dubitatif au sujet de l'apport du chapitre consacré au Baptême du Christ, à propos duquel Franck Mercier surestime, je crois, la perspective augustinienne. Quant à l'étude de l'iconographie et de la composition de la Vierge Senigallia, la solidité de l'analyse, principalement fondée sur une approche en lien avec la thématique eucharistique, emporte l'adhésion, exceptée la réserve quant à l'interprétation du collier de corail, que l'auteur met en relation avec l'âge du Christ - du fait que l'on dénombre 33 perles sur le collier - mais sans tenir compte de la forme du pendentif qui pourrait renvoyer à la connaissance qu'avait le peintre de l'anatomie bronchique.

Sans le faire explicitement, Franck Mercier prend avec succès le contre-pied d'une historiographie traditionnelle qui, de façon générale, s'intéresse à des peintres de la Renaissance à partir de la notion de "génie mystérieux" ou bien encore, accorde la part belle au thème de la rupture avec le Moyen Âge que représenterait la "Renaissance", offrant par là-même à l'Histoire l'entrée dans la "modernité". Certaines publications récentes émanant d'historiens de l'art de la Renaissance ont montré la fragilité de ces approches et, d'une certaine manière, le beau livre de Franck Mercier s'inscrit dans cette veine qui aura, j'en suis certain, un bel avenir.


Notes:

[1] Franck Mercier : Le salut en perspective: un essai d'interprétation de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca, in : Annales. Histoire, Sciences sociales, 72 (2017), 737-771.

[2] Vincenzo Ambrogi: Piero della Francesca's Coral Pendants: the Hidden Bronchial Anatomy, in: Thorax, 69/12 (2014), 1161. Voir aussi Maurice Saß: Gemalte Korallenamulette. Zur Vorstellung eigenwirksamer Bilder bei Piero della Francesca, Andrea Mantegna und Camillo Leonardi, in: kunsttexte.de. E-Journal für Kunst- und Bildgeschichte, 2012/1, https://edoc.hu-berlin.de/handle/18452/8299

[3] James R. Banker: Piero della Francesca. Artist and Man, Oxford 2014.

Eric Palazzo