Jennifer Kolpacoff Deane / Anne E. Lester (Hgg.): Between Orders and Heresy. Rethinking Medieval Religious Movements, Toronto: University of Toronto Press 2022, XX + 409 S., 7 s/w-Abb., ISBN 978-1-4875-0241-6, USD 95,00
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Fruit de sessions qui se sont tenues au congrès d'histoire médiévale de Leeds en 2015, l'ouvrage collectif Between Orders and Heresy a pour objectif d'étudier les héritages historiographiques légués par l'historien allemand Herbert Grundmann, en particulier sa thèse de 1935 consacrée aux mouvements religieux des XIIe et XIIIe siècles - il y avait notamment établi que ces derniers avaient été singulièrement marqués par la double présence de femmes pieuses et des ordres mendiants dans un contexte de délicat équilibre entre hérésie et orthodoxie religieuse.
À travers onze contributions de taille inégale balayant la chrétienté de la France à Prague en passant par l'Italie essentiellement pour une période allant du XIIe au XIVe siècle, le recueil dresse d'une part un bilan historiographique des apports de Grundmann - en suggérant éventuellement des amendements à apporter aux différentes notions fondamentales qu'il a laissées - et d'autre part, questionne de manière plus générale la porosité des frontières entre ordre et désordre hérétique.
En introduction (3-23), les éditrices Jennifer Kolpacoff Deane et Anne E. Lester proposent d'emblée une lecture à nouveaux frais de la thèse de Grundmann. Elles montrent que celle-ci a été longtemps utilisée mal à propos, en s'appuyant exclusivement et de manière erronée sur la première phrase de son œuvre de référence qui affirme que tout mouvement religieux s'est construit soit dans l'orthodoxie, soit dans l'hérésie. Or, la globalité des travaux de Grundmann atteste, a contrario, que ces deux positionnements religieux se sont mutuellement nourris aux XIIe et XIIIe siècles et ne peuvent être réduits à l'antithèse l'un de l'autre. C'est précisément l'ambivalence complexe de cet entre-deux qui fonde les réflexions des auteures du volume, invitant à juste titre à dépasser la dichotome réductrice opposant ordre(s) et hérésie.
Les deux premières contributions se distinguent par leur focalisation sur des problématiques strictement historiographiques. Tout d'abord, Letha Böhringer (23-44) se penche sur le contexte de production scientifique de Grundmann en s'appuyant sur ses archives personnelles. Elle pose incidemment la question des conditions de recherche historique dans le cadre de l'Allemagne nazie et insiste sur le fait que Grundmann a peiné à tenir une posture non-alignée : pas assez nationaliste pour certains pendant la période nazie, trop nazi pour le confesser après la Deuxième Guerre mondiale.
Puis, Amanda Power (45-78) discute du paradigme de vita apostolica et de sa validité, en particulier dans le cas des prémices des mouvements franciscains. L'inventivité de la mouvance franciscaine, n'autorise pas, selon elle, l'usage de cette notion, tout comme celles d'orthodoxie et d'hérésie et elle invite conséquemment à se dégager de ces cadres conceptuels.
Les trois contributions suivantes interrogent la frontière entre orthodoxie et hétérodoxie dans des domaines peu ou pas traités par Grundmann. Sita Steckel (79-126) examine le thème de l'hypocrisie religieuse - dont l'histoire était appelée de ses vœux par Grundmann sans l'avoir abordée luimême. Elle établit qu'à partir du milieu du XIIe siècle hérésie et hypocrisie sont largement associées dans les discours récusant la multiplication des ordres religieux que connaît alors l'Occident médiéval: en effet, l'altérité religieuse est alors perçue comme une menace par les structures religieuses les plus anciennes au point que celles-ci estiment urgent de venir tracer une ligne de démarcation entre ordre et hérésie.
Anne E. Lester (127-169) réfléchit à la possibilité de croiser les apports de Grundmann sur les mouvements religieux et l'histoire des croisades - thématique que lui-même n'avait pas abordé. Selon elle, les croisades s'inscrivent pleinement dans les mouvements religieux du bouillonnement spirituel des XIIe et XIIIe siècles, notamment si on prend en considération le rôle qu'y ont joué les femmes, telles Mahaut de Courtenay (v.1188-1257), comtesse de Nevers.
De la même manière, Neslihan Senocak (170-188) revisite l'histoire des fraternités laïques à l'aune de la définition que Grundmann a donné de la vita apostolica. À terme, cela permet d'insérer les fraternités dans les mouvements religieux de la période - Grundmann le fait lui-même à partir de 1955 - mais aussi d'affiner la notion de vita apostolica en soulignant l'importance pour les médiévaux - religieux comme laïcs - de la communauté comme outil de perfectionnement spirituel.
Les six autres contributions sont plus spécifiquement axées autour de l'histoire des mouvements religieux féminins. Sean L. Field (189-215) démontre que le modèle de Grundmann sur la production de littérature vernaculaire par les femmes mystiques (à savoir que les femmes ont écrit des textes mystiques en langue vernaculaire suite aux interventions également en langue vernaculaire des ordres mendiants) est bel et bien valable pour les espaces germaniques, mais ce n'est pas le cas pour la France où la médiation des Mendiants n'a pas été nécessaire, bien qu'ils aient été influents.
Tanya Stabler Miller (214-241) s'intéresse également au rôle des femmes dans la culture religieuse médiévale à partir des sermons de Robert de Sorbon (1201-1274), notamment ceux en rapport avec les béguines. À l'inverse de la thèse de Grundmann, elle explique que pour Robert de Sorbon, les béguines ne sont pas des nonnes ratées. Dison mieux : leur choix de vie entre-deux est tout aussi louable, voire davantage, que celui des religieuses cloîtrées.
Jana Grollova (307-335) attire également l'attention sur l'importance des béguines de Prague dans la spiritualité de la ville et la diffusion d'une culture spirituelle en langue vernaculaire.
Alison More (242-262) s'attaque à l'histoire des institutions religieuses et des femmes en s'appuyant sur le dossier des "sœurs grises" pour mettre en exergue la complexité du processus d'institutionnalisation des communautés religieuses féminines du Moyen Âge et l'impression d'entre-deux qui en ressort.
C'est aussi ce que met en lumière Lezlie Knox (288-306) à partir du cas romain de Marguerite Colonna. Dans le même esprit, Janine Larmon Peterson (263-287) rend compte des choix faits par l'Église pour désigner les femmes des mouvements hérétiques, leur refusant le label d'hérésiarque, terme réservé aux hommes.
Pour le lectorat le plus averti, les différentes contributions - qui sont accompagnées d'un index (393-409) et d'une unique bibliographie (341-391) mutualisant toutes les références présentées - constituent de véritables leçons de méthode mettant au jour les chevauchements et les combinaisons complexes à l'œuvre dans le monde religieux médiéval. Elles participent ainsi pleinement à cette lecture renouvelée des ordres religieux médiévaux, mettant en évidence la grande flexibilité de leur organisation et s'éloignant ainsi de la vision figée qu'a pu entretenir une historiographie construite essentiellement sur les sources normatives de l'Eglise.
Ce volume n'épuise toutefois pas la question des héritages de la figure tutélaire du médiéviste Grundmann et on ne peut qu'espérer que cette entreprise sera poursuivie voire étendue à d'autres médiévistes majeures qui ont laissé leur empreinte dans l'historiographie médiévale de manière à mieux cerner en quoi leurs réflexions ont nourri l'écriture des médiévistes actuelles.
Anne-Laure Méril-Bellini delle Stelle