Chiara Ruzzier: Entre Université et ordres mendiants. La production des bibles portatives latines au XIIIe siècle (= Manuscripta Biblica; Vol. 8), Berlin: De Gruyter 2022, XIV + 338 S., 21 Farb-, 16 s/w-Abb, 168 Tbl., ISBN 978-3-1107-5719-4, EUR 123,95
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Le présent ouvrage s'offre comme un chef d'œuvre de ce que l'on appelle la "codicologie quantitative". Produit d'une thèse menée sous la direction de Jean-Philippe Genet à l'Université de Paris-I Panthéon Sorbonne et soutenue en 2010, le travail a également été conseillé par l'équipe des médiévistes de Villejuif/CNRS (Paris), notamment par Ezio Ornato, lequel préface dûment le volume. Le livre arrive ainsi au terme d'une voire de deux générations de mise au point méthodologique sur les techniques quantitatives appliquées à l'histoire du livre manuscrit.
D'un mot, de quoi s'agit-il ? L'auteur a choisi d'étudier les bibles de petites dimensions, dites "bibles portatives" (biblia portabilis), dites parfois aussi "bibles de Paris" en référence au "texte de l'Université" qui circule à Paris au XIIIe siècle. Ce corpus conséquent offrait l'avantage de constituer une population homogène et nombreuse de manuscrits, constituant ainsi un champ d'application idéal pour une approche quantitative. 357 manuscrits ont été examinés (issus de 27 bibliothèques différentes dans huit pays) et 1739 sont recensés, recensement actuellement le plus exhaustif. Deux caractères sont nécessaires pour définir les bibles portatives : la nouveauté matérielle (le format portatif de petites dimensions) et la nouveauté textuelle (le nouveau paratexte qui a pour caractéristiques un nouvel ordre des livres bibliques, une capitulation attribuée à Etienne Langton, une série fixe de 64 prologues, un glossaire des noms hébreux ou Interpretationes nominum Hebraicorum).
Les bibles portatives émergent au XIIIe siècle, dans les années 1230 jusque vers les années 1270. Elles sont ainsi circonscrites au XIIIe siècle exclusivement, un laps de temps très court donc, qui correspond à l'arrivée sur scène de l'université et des ordres mendiants. Parce que leur facture est quasiment inusable et qu'elles se transmettent au sein d'ordres mendiants qui n'en sont pas individuellement propriétaires, les bibles manuscrites ne seront finalement remplacées, sans être totalement évincées, que par les bibles imprimées à partir des années 1470-1480. Les bibles dites de Paris sont le produit d'un processus de miniaturisation et de compactage qui rend compte des exploits de l'artisanat livresque autant des mutations dans les usages du texte sacré. La performance et le savoir-faire qui suscitent l'admiration des contemporains eux-mêmes, visent à rendre ces bibles aussi transportables que maniables, lisibles et durables.
En ce sens, l'objet est le témoin de la réorganisation du texte biblique élaborée en milieu universitaire et le témoin du besoin de livres transportables de la part des prédicateurs itinérants, principaux destinataires des bibles portatives. Concrètement, les dimensions moyennes sont de 351 mm (somme de la hauteur et de la largeur du feuillet). Le recensement accepte d'aller jusqu'à 450 mm et les bibles les plus petites sont attestées à 200 mm. L'épaisseur est normalement inférieure à 10 cm environ.
Toutes les bibles sont sur parchemin, d'un parchemin à son apogée qualitatif, parfaitement blanc des deux côtés, opaque et souple au toucher, au point qu'on ait pu émettre l'hypothèse d'un dédoublage des peaux. Les feuillets sont souvent rognés, le module de l'écriture dite minuta est sévèrement réduit, le système abréviatif fortement sollicité, les deux colonnes systématiques. Pour plus de solidité, le nombre de cahiers est supérieur au quaternion hégémonique des siècles antérieurs (quinze cahiers dans les cas extrêmes). Enluminures, initiales, titres courants et rubrications renseignent sur le niveau d'exécution d'un manuscrit. Réduction drastique du nombre d'initiales historiées et simplification restent la règle, laquelle confère ainsi une grande standardisation aux manuscrits.
Les bibles portatives sont ainsi l'une des manifestations les plus éloquentes du rayonnement de l'Université et des demandes de sa population estudiantine, de la virtuosité technique et artisanale des métiers du livre à Paris, ainsi que du succès des nouveaux ordres mendiants, acteurs décisifs de la prédication itinérante, de la diffusion du texte biblique dans les populations laïques et de son nouvel usage à des fins pratiques et missionnaires. Le succès de ce type de manuscrit méritait une étude historique de l'ampleur de celle de Chiara Ruzzier.
Cent pages d'annexes complètent le volume comprenant un recensement des 1739 bibles latines inférieures à 450 mm, conservées dans les collections publiques et privées du monde entier. On trouve également dans les annexes des tableaux descriptifs des bibles consultés (357), les listes de bibles avec un ordre des livres non parisien, une notice codicologique exhaustive pour le ms de Dole, BM, 15, ainsi qu'une belle bibliographie, plusieurs index, enfin 22 illustrations de folios en couleur avec références et dimensions. Dans le reste de l'ouvrage, les propos sont ponctués, comme il se doit dans la tradition de la codicologie quantitative, de pas moins de 166 tableaux et 7 graphiques.
C'est dire à quel point l'étude restera, pour l'ensemble des chercheurs, un modèle de méthode et de savoir-faire en codicologie quantitative. Si la lecture, avouons-le, n'est pas toujours des plus fluides, pouvant parfois même s'avérer quelque peu laborieuse dans le maquis des chiffres et des tableaux, le lecteur n'en reste pas moins édifié. L'expertise de l'auteur est parfaite, tant codicologique et bibliographique, que technique, sémantique, lexicographique ou informatique. L'auteur s'impose comme un maître dans le champ et pour cette leçon de méthode, le travail doit être salué.
Bénédicte Sère