Bernard Andenmatten / Karine Crousaz / Agostino Paravicini Bagliani: Le sommeil. Théories, représentations et pratiques (Moyen Âge et époque moderne) (= Micrologus Library; 125), Firenze: SISMEL. Edizioni del Galluzzo 2024, VI + 442 S., ISBN 978-88-9290-334-0, EUR 64,00
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Ce volume collectif s'inscrit dans le champ en pleine expansion de l'histoire culturelle et sociale du corps, et plus précisément dans celui, encore jeune, de l'histoire du sommeil. Ce dernier n'a véritablement émergé qu'au tournant des années 1980, avec des travaux pionniers issus de l'histoire de l'Antiquité et de la Renaissance. Il a d'abord fait l'objet de quelques synthèses générales durant deux décennies, alors même qu'il n'était qu'en phase exploratoire. Ce n'est qu'à partir du milieu des années 2000 que les recherches se sont intensifiées, notamment à travers des colloques internationaux et des publications collectives qui ont permis d'ancrer l'étude du sommeil dans des perspectives variées et de constituer progressivement un ensemble solide d'études approfondies.
C'est dans cette mouvance que s'inscrit le colloque international d'octobre 2021 organisé par Bernard Andenmatten, Karine Crousaz, Agostino Paravicini Bagliani, qui entendait rassembler, sur le temps long, des spécialistes venus de différents champs disciplinaires, afin de couvrir, dans un large spectre, les domaines de l'histoire de la médecine, de la philosophie, de la littérature, de la religion ou encore l'archéologie. L'ouvrage qui en est issu vise à explorer, selon ces diverses perspectives, la place du sommeil dans les sociétés médiévales et modernes.
Les contributions réunies dans ce volume mettent en lumière le fait que, sur la longue durée, le sommeil n'est pas seulement une expérience vécue : il est aussi un objet de savoir, soumis à une théorisation qui cherche à en définir la nature, les causes, les effets et les usages. Tommaso Alpina éclaire les fondements philosophiques du sommeil dans la tradition arabe, en analysant les traités d'Avicenne qui font du sommeil un moment privilégié où l'imagination fonctionne sans l'intervention des sens, et permet parfois d'accéder à des vérités cachées ou à une forme de connaissance supérieure. Danielle Jacquart poursuit cette exploration en examinant la manière dont les traducteurs et médecins latins du bas Moyen Âge ont réinterprété le vocabulaire complexe d'Avicenne, en inventant parfois des catégories nouvelles pour rendre compte des différents états de veille et de somnolence.
Joël Chandelier étudie cette gradation en exposant la manière dont les médecins scolastiques distinguent, au sein du continuum des états de conscience, le sommeil naturel, le sommeil non naturel, le sommeil contre nature, et les pathologies comme le subeth (sommeil très profond et excessif). Violaine Giacomotto-Charra observe enfin la façon dont, au XVIIe siècle, le juriste français Scipion Dupleix s'adresse à un large public lettré francophone, afin de vulgariser la philosophie naturelle aristotélicienne en développant une théorie rationnelle du sommeil, qui tente d'expliquer divers phénomènes liés au sommeil comme le somnambulisme ou les rêves.
Les sociétés médiévales et modernes ont investi cette dense théorisation du sommeil de significations multiples. Les valeurs et les interprétations projetées sur le sommeil projettent une certaine ambivalence : est-il repos ou paresse, abandon ou élévation ? Laurent Ripart fait apparaître ainsi un glissement progressif, de l'Antiquité au Moyen Âge, d'une vision philosophique du sommeil vers une interprétation morale : le monachisme oriental fait de la lutte contre le sommeil une pratique ascétique, et veiller devient un idéal spirituel. Anne-Lydie Dubois analyse des sermons et exempla du XIIIe siècle qui prolongent cette méfiance chrétienne : le sommeil des enfants, notamment, doit être encadré par des rituels pieux destinés à prévenir les assauts de la chair et du diable.
Virginie Leroux explore les formes humanistes porteuses d'une certaine ambivalence dans la poésie néo-latine : le sommeil, frère de la folie, y devient source de créativité et de régénération. Toutefois, l'inconscience du dormeur pousse les juristes à questionner son irresponsabilité pénale, au même titre que l'ivresse ou la démence. À l'inverse, Calvin, en rupture avec la tradition monastique, lie tristesse et insomnie, et valorise un sommeil paisible et confiant comme expression de la foi réformée, comme l'observe Karine Crousaz. Enfin, Claire Gantet, à travers l'observation du sommeil du jeune Louis XIII par son médecin Jean Héroard, met en relief le fait que les heures de repos, les rêves, les insomnies du jeune prince font l'objet d'une surveillance rapprochée assignée dans un journal. Tenu quotidiennement entre 1605 et 1628, il reflète la vision d'un humaniste pour qui le corps terrestre du roi, qui lui a été confié, doit traduire un idéal de maîtrise de soi et de discipline corporelle.
Au-delà des discours, les pratiques du sommeil sont le lieu d'une régulation concrète des corps : elles révèlent les normes qui encadrent les manières de dormir. C'est en ce sens que Ian Novotny analyse les prescriptions clunisiennes sur les dortoirs, et met au jour la tension entre idéal communautaire et individualisation croissante des espaces de sommeil aux XIVe et XVe siècles, avec l'apparition progressive des cellules installées par les moines au sein même des dortoirs. Sidonie Bochaton prolonge cette enquête chez les chanoines réguliers de la congrégation d'Abondance, où l'on constate un relâchement des pratiques collectives et l'émergence d'un confort privé.
Caleb Abraham décrit les recommandations puritaines sur les horaires, la durée et l'intention du sommeil, en révélant les tensions morales autour du sommeil : si le sommeil excessif provoque la désapprobation des pasteurs, qui conseillent à leurs ouailles de le modérer, les discours médicaux le valorisent davantage. Marilyn Nicoud montre comment les traités diététiques recommandent des gestes précis pour bien dormir - attendre après le repas, se coucher sur le bon côté, éviter certaines postures - afin de favoriser la digestion et l'équilibre des humeurs. Gabriella Zuccolin complète cette analyse par une étude fine des débats médicaux sur la posture du corps pendant le sommeil, qui puisent dans une architecture théorique issue à la fois d'Aristote, d'Avicenne et de leurs commentateurs. Enfin, Agostino Paravicini Bagliani explore les fonctions multiples de la chambre du pape, à la fois espace de sommeil, de représentation et de pouvoir, et souligne l'impossible séparation entre privé et public dans le repos pontifical.
L'étude du sommeil révèle ainsi son épaisseur sociale et culturelle : il ne s'agit pas seulement de dormir, mais surtout de bien dormir, selon des normes médicales, religieuses et morales propres à chaque époque et à chaque groupe social. En croisant ainsi les approches, ce volume démontre que le sommeil constitue un observatoire fécond pour penser les sociétés médiévales et modernes : il apparaît alors comme un fait total, à l'intersection du corps et de l'âme, de la norme et de l'expérience, du visible et de l'invisible. En restituant la diversité des discours et des usages, l'ouvrage pose les jalons d'une véritable histoire du sommeil, attentive à ses conditions matérielles comme à ses implications théoriques et morales. Ce faisant, ce volume collectif élargit les perspectives ouvertes par l'histoire du corps et contribue à l'enracinement disciplinaire d'un champ encore jeune mais désormais solidement structuré.
Cécile Barluet