Savvas Neocleous: Heretics, Schismatics, or Catholics? Latin Attitudes to the Greeks in the Long Twelfth Century (= Studies and Texts; 216), Toronto: Pontifical Institute of Mediaeval Studies 2019, XVI + 292 S., ISBN 978-0-88844-216-1, USD 95,00
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La thèse de l'auteur est simple et clairement formulée : contre les stéréotypes historiographiques à insister sur l'antagonisme atavique des Latins envers les Grecs et leur stigmatisation sous forme d'accusation d'hérésie, l'auteur montre qu'en réalité il n'y aurait eu que désir d'union et de concorde, sentiments de fraternité au sein d'une même chrétienté entre Latins et Grecs. Il n'y aurait donc pas eu d'hostilité religieuse entre Grecs et Latins. La séquence chronologique étudiée concerne le long XIIe siècle, de Grégoire VII (1073-1085), voire du « schisme de 1054 », au sac de Constantinople (1204). Le corpus reprend à nouveau frais les chroniques, les sources littéraires et épistolaires et les traités théologiques en les relisant à l'aune de ce paradigme, celui d'une unité de la Chrétienté.
Six chapitres ponctuent chronologiquement la démonstration, avec des temps forts : le moment Grégoire VII, la prédication de la première croisade, Guibert de Nogent et son témoignage, la propagande de Bohémond de Tarente (ch. 1) ; la deuxième croisade, Anselme de Havelberg et son Antikeimenon, l'Empire byzantin et le monde latin, le troisième concile de Latran, l'intérêt latin pour la patristique grecque (ch. 2) ; la prédication de la troisième croisade, Henri II et Frédéric Ier Barberousse, la narration de Guillaume de Tyr et la perception de Joachim de Flore (ch. 3) ; le moment « Innocent III », la prédication de la quatrième croisade, les préparatifs et le détournement de la croisade, les témoignages des croisés cléricaux latins et la dé-christianisation des Grecs (ch. 4) ; la réaction officielle de l'Église face à 1204, la volte-face d'Innocent III ; le monachisme grec (ch. 5) ; les témoins de la croisade (Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari) et les écrivains non présents à la croisade (Gunther de Pairis, Otton de Saint-Blaise, Arnold de Lübeck...), l'attitude théologique des latins envers les Grecs après 1204 (ch. 6).
Le geste de Savvas Neocleous, historienne de nationalité grecque, on l'aura compris, s'inscrit dans la mouvance actuelle des études byzantines à tonalité œcuménique. Déjà, on savait que le « Schisme de 1054 » n'en était pas un, qu'il s'agissait d'un « schisme qui n'a[vait] jamais existé » (M. Kaplan). Les études récentes ont montré que personne ne prononçait le mot de schisme à l'époque, alors qu'on retrouve le terme et la date dans tous les manuels d'histoire byzantine. Aucune source n'en parlait. L'événement est alors passé inaperçu. Ensuite, il s'agit de s'attaquer à la fausse rupture de 1204, mot d'ordre historiographique, il est vrai plus difficile à déboulonner tant l'imaginaire de la haine entre Grecs et Latins est censé faire suite au sac de Constantinople et aux violences des croisés et tant l'événement appartient à la mémoire nationale dans sa dimension douloureusement constitutive. En réalité, 1204 correspond d'abord à une conquête militaire et cet aspect est souvent perdu de vue pour en arriver à voir dans la prise de Constantinople et l'établissement de l'Empire latin une sorte de confirmation de l'effectivité d'un schisme désormais irréversible.
L'auteur, pourtant, reprend pas à pas le contenu des dossiers. L'hostilité du pontife ? Une fausse idée : Innocent III n'a de cesse d'œuvrer à la croisade contre le Turc et au recouvrement de la Terre Sainte. Pour ce faire, il ne vise qu'à l'union des Chrétiens. Son malaise après le détournement de la croisade l'oblige à tenir un discours plus providentialiste en employant pour la première fois le terme de scismatici pour désigner les Byzantins et en prétextant un juste châtiment divin à l'encontre des Byzantins mais l'auteur rappelle qu'Innocent III n'avait jamais accepté le détournement vers Constantinople. Il a tout simplement perdu le contrôle de l'expédition. Fondamentalement, il continue à tenir le monachisme grec en haute estime et à protéger les droits de l'Église grecque. Dès 1205, dans une lettre aux Grecs, il les nomme à nouveau comme toujours « fratres, socii et amici ». Les témoignages du temps ? Jamais sous la plume de Geoffroy de Villehardouin et de Robert de Clari, témoins des faits, l'on ne trouve l'accusation de schismatiques. Aucune allusion aux différents théologiques non plus. Seul écho des rumeurs cléricales du temps, l'accusation de désobéissance : les Grecs furent désobéissants à Rome. Les deux témoins apprécient, semble-t-il, la piété des Byzantins et sont fascinés par leur vénération des icônes et des reliques.
Certes, les jugements négatifs existent mais ils ne sont professés que par ceux qui n'ont pas été témoins des événements, Robert d'Auxerre, Rigord, Hugues de Saint-Pol, eux qui se nourrissent des stéréotypes anti-grecs issus de la deuxième croisade que l'on trouve dans les manuscrits des bibliothèques monastiques. On y lit que les Grecs sont pires que les Sarrasins, qu'ils sont félons et ennemis du Christ, mais, précise l'auteur, de telles accusations existent aussi entre Latins ! Les Grecs auraient donc été perçus par les Latins au pire comme désobéissants, au mieux comme frères et membres d'une même communauté religieuse, la Chrétienté. Ils n'auraient jamais été perçus comme hérétiques ni schismatiques par la majorité des laïcs du temps. Seule quelque faction anti-byzantine aura polémiqué ici ou là, donnant un effet d'optique aux sources. Bohémond de Tarente reprend des stéréotypes trouvés chez Orderic Vital : les Grecs manqueraient de courage et d'audace, ils seraient paresseux et couards. Les topoi sont vagues. Quant aux querelles doctrinales, il faut être un Anselme de Canterbury pour les comprendre. Qui d'autres peut en percer les subtilités ? D'ailleurs, à y regarder de près, les Français et les Anglais ne se sont-ils pas plus haïs entre eux qu'ils n'ont haï les Byzantins ? Les témoignages de haine après 1204 viennent plutôt comme justification des dévoiements latins que comme résultat d'une longue accumulation de griefs. La notion d' « Union dans la foi » entre l'Église occidentale et l'Église orientale, présente dans le Décret œcuménique Unitatis reintegratio de Vatican II, n'est donc pas un produit du XXe siècle, mais bien la vraie réalité du temps long depuis le XIIe siècle : Semper fuimus unum in catholica fide, écrit Anselme de Havelberg lorsqu'il fait parler Nicétas de Nicomédie dans son Antikeimenon.
Le livre, vraisemblablement issu d'une thèse de doctorat soutenue en 2009 à l'Université de Dublin, présente ainsi un aspect très classique : les sources et les chroniques sont textuellement commentées puis interprétées. L'auteur y a épinglé toutes les références confortant sa position. Elle les interprète en ce sens exclusivement. A vrai dire, l'ensemble n'emporte pas définitivement la conviction. D'abord parce que la distinction entre antagonisme religieux et antagonisme politico-culturel n'est pas distinctement posée ni pensée. Ensuite parce que l'univocité de la thèse laisse par définition sceptique par l'excès de son caractère assertif. L'auteur prétend révolutionner l'ensemble de l'historiographie des dernières décennies, une historiographie ancienne et tendancieuse, mais l'iconoclasme revendiqué n'est servi par aucune puissance argumentative convaincante. On aimerait retrouver un juste milieu dans la production récente des dernières études byzantines sur cette thématique de la fracture au long cours entre Grecs et Latins, si marquée par les enjeux nationaux dans la Grèce contemporaine.
Bénédicte Sère