Rainer Berndt / Anette Löffler / Karin Ganss (eds.): Iohannis Tolosani. Congregatio Victorina (= Corpus Victorinum. Textus historici; Vol. 5), Münster: Aschendorff 2023, 558 S., ISBN 978-3-402-10460-6, EUR 79,00
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Une communauté religieuse, voire chaque congrégation, et surtout si son existence s'étend sur plus d'un millénaire, voit naître en son sein son propre chroniqueur ou historiographe, un religieux curieux, laborieux et doué, et qui souvent est bibliothécaire ou archiviste. Pour se limiter aux seuls ordres de chanoines réguliers, on pourrait citer Gosse († 1797) pour Arrouaise, Eusebi († 1766) pour Saint-Ruf, Pennotto († 1639) pour les chanoines du Latran, le Paige († vers 1650) et Hugo († 1739) pour Prémontré. Les Victorins ont eu aussi leurs propres historiographes. Jean de Thoulouse (Iohannes Tolosanus, mort en 1659), d'abord sixième prieur-vicaire de Saint-Victor de Paris, puis prieur-curé à Saint-Denis d'Athis-Mons, en est de loin le plus connu et surtout le plus diligent et compétent, voire le plus fécond : il laisse plusieurs milliers de pages autographes, fruit d'un travail anéanti par un incendie en 1637 et qu'il eut l'héroïcité de recommencer. Rédigées principalement en latin, elles étaient d'abord destinées à ses confrères sans exclure une éventuelle publication, comme ce fut le cas pour son Abrégé de la fondation de l'abbaye de St.-Victor-lez-Paris (Paris, 1640, repris par Claude Malingre). Il faut saluer la publication en 2017, dans la collection Corpus Victorinum (Textus historici), de ses œuvres de jeunesse, formant un diptyque composé de Commentaria rerum pene omnium in domo nostra Victorina et d'un écrit de plus d'ampleur, sous le titre de Congregatio Victorina.
La Congregatio Victorina permet une connaissance approfondie de la croissance et du déclin, de sa fondation à l'année 1634, de l'ordre des chanoines réguliers de Saint-Victor. Disposé par ordre chronologique, l'ouvrage comporte deux livres, le premier comptant 62 chapitres (57-239), le second sur la « deuxième congrégation » 59 (241-496). Il s'achève sur une liste des supérieurs généraux de la congrégation depuis 1496 jusqu'au début du XVIIe siècle.
L'unique manuscrit de la Congregatio Victorina est conservé à la Bibliothèque nationale de France, lat. 14684 (317 fol.) et peut être consulté dans son entièreté sur Gallica. Le premier folio recto, début du premier livre, a été reproduit à la page 56, le folio 116 recto, début du second livre, à la page 240, et permet ainsi au lecteur un aperçu de l'écriture de notre auteur, à quelques exceptions près assez bien déchiffrable. Les éditeurs ont introduit, dans la marge, une nouvelle numérotation des chapitres à cause d'anomalies dans celle de Jean de Thoulouse (2 fois §15, 2 fois §26 dans le premier livre ; le titre et le numéro du §21 du second livre ont été notés dans la marge, contrairement à ce qui est dit page 27), mais, très curieusement, c'est toujours à la numérotation originale erronée que renvoie l'introduction du volume.
Cette nouvelle publication n'est pas une simple transcription mais s'est voulue une vraie édition critique contenant un apparat critique et un apparat de sources. L'apparat critique est très développé retenant même les défauts les plus minuscules : corrections au cours de la transcription évidemment, mais aussi, par exemple, soulignements, caractères barrés, débuts de mot erronés. La reproduction matériellement fidèle des majuscules, souvent inutiles, ne facilite pas toujours la lecture (par exemple page 269 l. 30: « in Cameram Cum Abbate »). Faut-il vraiment conférer à l'unique manuscrit, avec ses particularités et anomalies, un statut d'objet intouchable ? Le concept de « textus historicus » qui suggérerait semble-t-il ces options est au moins discutable.
Ce travail s'adresse évidemment à tout chercheur qui s'intéresse à l'histoire de Saint-Victor et à l'histoire canoniale en général, au dix-septièmiste peut-être (car Jean de Thoulouse, témoin privilégié de son époque, raconte, comme dans son Mémorial, publié par Jean-Baptiste Capit en 2001 et 2008, tant les grands événements politiques de l'époque que des faits divers), mais enfin aussi aux éditeurs de texte, car l'ouvrage cite, résume et transcrit parfois intégralement de nombreux témoins utilisés pour son discours.
Rares sont les lecteurs qui liront du début à la fin le texte de la Congregatio Victorina. En l'absence d'une version électronique facilement consultable, les index sont les clés qui doivent conduire le chercheur au sujet, à la personne ou au nom de lieu qui l'intéresse. À cet égard, le lecteur n'est pas vraiment gâté. La présence de l'index des sources bibliques est justifiable, mais ne rendra pas grand service. En revanche, l'index des sources contient des renvois à l'introduction, aux auteurs et ouvrages anonymes retenus dans l'apparat des sources, mais aussi aux éditions modernes (par exemple Italia pontificia, 117). Le choix du sigle n, comme abréviation pour necrologium, s'expliquerait - le sigle n'est mentionné nulle part d'ailleurs -, mais reste tout de même un peu malheureux. Les citations de l'obituaire jouissent d'un index particulier, mais il aurait été profitable que la personne et son obit aient été mentionnés. Enfin, l'index des Nomina personarum seu gentium est sans doute parmi les plus utiles, mais il est incomplet, hélas. Juste à titre d'exemple: on lit à la p. 199 l. 25-26: « ex Lelando colligo » (transcrit « Lelaudo », mais le ms. lit bien « Lelando »). Il s'agit de John Leland († 1552), cité ici par Iohannes Pitseus (John Pitts). Autre exemple: Liber ordinarius S. V. II (238) n'a pas été retenu. Dans l'apparat aussi : le long extrait "De fratribus qui ad obedientias conuersantur" n'a pas été transcrit à partir de l'Ordinaire, mais du Liber ordinis (cap. 51). Signalons une coquille dans le même index des sources (et dans la bibliographie): l'auteur de l'Historia tripartita est bien Gabriele Pennotto (ou Gabriel Pennottus), pas Gabriel Pernotto; le titre de son ouvrage, cité dans la bibliographie (514), est incomplet: il faut lire sacri ordinis. Pourquoi retenir la forme italienne, tandis que la forme latine a été choisie pour la majorité des noms (par exemple Pitseus) ? Fait vraiment défaut un index des noms de lieux. Faut-il laisser au lecteur d'identifier, par exemple, « Icauna » (= Yonne, page 190 l. 8) ? Autre exemple, page 103 l. 18 et suivantes: Jean de Thoulouse transcrit un acte pontifical d'Alexandre III adressé à l'abbé Odon et aux chanoines de Saint-Denis de Reims à propos des annates concernant la collégiale de Saint-Symphorien de Reims. Cette bulle (« Relatum nobis est ») mérite d'arrêter l'attention, car elle n'est pas citée dans les Regesta de Jaffé-Loewenfeld, ni dans les Papsturkunden. S'agit-il d'une pièce inconnue ? Une enquête approfondie s'impose donc. L'index des manuscrits, enfin, est, hélas, incomplet (manque par exemple : Paris, BnF, lat. 15053, cité page 28).
Pour faciliter la lecture, n'aurait-il pas été mieux de marquer au moins les citations, par exemple en les mettant dans un corps de texte un peu réduit, comme font les MGH, ou de démarquer le début et la fin par un signe discret, tel un demi-crochet supérieur ⌜ ⌝ ? La séparation entre le texte de l'auteur, historien qui raisonne sur ses sources d'une part, et ces mêmes sources, manuscrites et imprimées, qu'il cite et interprète d'autre part, n'est pas toujours évidente. L'investissement demandé à l'éditeur aurait certes été onéreux, mais le résultat à la hauteur quant à l'aisance et la clarté d'utilisation.
Enfin, la présence de deux introductions (la première par Anette Löffler, achevée en 2017 ; la seconde par Rainer Berndt), complémentaires mais parfois contradictoires, n'est pas très confortable pour le lecteur. Les sigles des manuscrits dans les notes de l'introduction, par exemple P1686 signifiant P14686 (omis par l'Index des manuscrits), P1687 signifiant P14687, laissent le lecteur dubitatif, comme il l'est devant le choix de renvoyer à la foliotation plutôt qu'aux livres et chapitres.
L'édition de la Congregatio Victorina était un tour de force, car il s'agissait de publier un texte inédit, que transmet une écriture parfois éprouvante et chargé de citations d'ouvrages échelonnés de l'époque patristique au dix-septième siècle. Sans doute l'édition d'un ouvrage de cette nature fera-t-elle l'objet de consultations et utilisations ponctuelles, plus que d'une lecture suivie. Ce qui confère aux index une majeure importance et fait regretter qu'ils n'aient pas bénéficié de plus de soin.
Luc Jocqué