Sam Zeno Conedera, SJ: Ecclesiastical Knights. The Military Orders in Castile, 1150-1330 (= Fordham Series in Medieval Studies), New York: Fordham University Press 2015, XI + 258 S., ISBN 978-0-8232-6595-4, USD 55,00
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Cet essai - 144 p. de texte, le reste revenant aux notes, à la bibliographie et aux index - propose une courte synthèse sur les trois ordres militaires ibériques de Calatrava, Santiago et Alcántara dans le royaume de Castille-León, du milieu du XIIe au début du XIVe siècle. L'ambition affichée est de clarifier la combinaison du monachisme et de la guerre et de proposer un nouveau concept, celui de « chevaliers ecclésiastiques », susceptible de remplacer l'expression inadéquate de « moines-soldats ».
Les termes du débats sont ainsi posés dans une dense introduction historiographique. L'expression généralisée de « moine-soldat » aurait empêché une véritable réflexion et aurait conduit à une comparaison appauvrissante avec les autres mouvements religieux du Moyen Âge central (9). Considérer les ordres militaires à l'aune des « standards » de la vie monastique ou bien canoniale serait donc réducteur. Plutôt qu'une nouvelle forme de monachisme, les ordres militaires incarnent une nouvelle forme de chevalerie (11-12). Leurs racines mêmes, nées de la piété chevaleresque et de la croisade, rendent l'expression de « chevalerie ecclésiastique » plus pertinente qu'une autre. C'est donc à partir des ordres militaires ibériques que Conedera entend prouver la validité de son concept, en s'appuyant essentiellement sur des sources imprimées - écritures de la pratique et normatives, chroniques les plus connues - et sur une bibliographie - anglo-saxonne, espagnole et française - relativement bien maîtrisée.
Le premier chapitre retrace le contexte de fondation des trois milices en Castille-León, non sans éprouver le besoin de rappeler d'abord les origines des deux premiers ordres militaires de Terre sainte, le Temple et l'Hôpital, sans rien apporter de bien neuf à la réflexion.
Sont ensuite présentés les structures institutionnelles - formalisation autour des groupes principaux des clercs et des chevaliers, intégration des femmes, recrutement - puis les grands traits de la vie conventuelle. Sans doute trouve-t-on sur les pratiques pieuses et sacramentelles, sur la signification des vœux, sur l'habit ou l'alimentation, les pages les plus originales. Même si les frères se sont astreints à une observance bien moins stricte que celle requise des moines traditionnels, l'auteur considère que le relâchement des mœurs a plongé les milices ibériques « dans un état de déclin avancé dès les années 1330 » (83).
Le troisième chapitre traite des « missions dans le monde » en abordant les discours des différents types de sources sur l'engagement armé, la collaboration militaire avec les pouvoirs princiers, les activités charitables et enfin, les liens avec la noblesse à l'aune des donations et des affiliations. La moindre implication militaire sur la frontière à partir du XIVe siècle, tout comme la raréfaction des contrats de familiaridad, sont encore envisagés en terme de déclin. On peut voir ici une lecture quelque peu univoque qui oublie combien les mutations ecclésiologiques et l'affirmation de l'État moderne ont nécessairement conduit à redéfinir la place et le statut de cette « chevalerie ecclésiastique » à la fin du Moyen Âge.
Le dernier chapitre examine les relations que les ordres ont tissées entre eux à partir d'une douzaine de pactes passés entre 1178 et 1318. Si l'auteur renvoie aux fraternités établies entre monastères, ces hermandades rappellent plutôt les traités négociés entre les ordres militaires en Terre sainte. De fait, loin des associations de prière, ces accords entre deux ou plusieurs institutions envisagent surtout une collaboration militaire, diplomatique ou juridique quand elles n'eurent pas pour but de pacifier les litiges qui pouvaient opposer les milices entre elles.
« Chevaliers ecclésiastiques » ou « moines-soldats » ? Il s'agit en réalité d'un faux débat dans la mesure où aucune expression simplificatrice et englobante ne saurait rendre compte de la diversité des ordres militaires et cela, même si on réduit le champ d'observation aux trois principales milices ibériques. Pour rendre compte de l'originalité de la voie suivie par ces dernières, Conedera aurait pu explorer quelques importantes pistes. L'une réside dans ces confréries militarisées nées de la défense de la frontière. Alors que l'historiographie traditionnelle (E. Lourie, J. Powers) liait étroitement ces milices municipales à l'institutionnalisation des concejos, des recherches ont montré depuis la prégnance de l'encadrement ecclésiastique par le biais de confréries et de concessions d'indulgences. Si le caractère éphémère de ces hermandades explique que celles-ci n'aient laissées que des traces erratiques dans les sources, c'est bien de ce creuset confraternel que sont nés la plupart des ordres militaires ibériques. D'autre part, si l'on pose le caractère restrictif de la comparaison avec le monachisme traditionnel, encore faut-il proposer d'autres modèles : une autre piste à considérer était celle des « novae religiones » et des expériences spirituelles multiples nées notamment en contexte urbain. [1] Avec le système des frères mariés caractérisant Santiago ou bien avec les conversi de Calatrava et d'Alcantara, comment ne pas penser aux tiers ordres ou aux associations laïques, prônant à la fois un modèle de vie active et pénitentielle et gravitant le plus souvent autour des ordres mendiants ?
La diversité des formes de vie adoptées par les ordres militaires - qu'on limite trop souvent à la petite dizaine d'institutions les plus célèbres - constitue un défi à la taxonomie d'aujourd'hui comme elle avait découragé déjà les classifications médiévales ! Qu'on l'appelle « monachisme militaire » - une expression que, personnellement, j'assume - ou « chevalerie ecclésiastique », la complexité du phénomène ne saurait se saisir que dans le bouillonnement religieux, social et culturel du Moyen Âge central. Et il est regrettable, de ce point de vue, que des aspects aussi cruciaux que l'image - l'image de soi comme les représentations des milices dans la société et l'Église -, les cadres matériels de la vie régulière ou bien les traits de « mentalités » - quid du sentiment face à la mort ou bien de la memoria au sens large ? - ne soient pas du tout envisagés dans ce livre.
Finalement, ce court essai offre une première approche des trois grands ordres ibériques mais il ne dispensera pas de se référer surtout aux amples synthèses déjà proposées par les spécialistes espagnols et, parmi celles-ci, notamment celles de Carlos de Ayala Martínez et du regretté Enrique Rodríguez-Picavea. [2]
Notes:
[1] Damien Carraz: Expériences religieuses en contexte urbain. De l'ordo monasticus aux Religiones novæ: le jalon du monachisme militaire, in: Les Ordres militaires dans la ville médiévale (1100-1350), éd. p. D. Carraz, Clermont-Ferrand 2013, 37-56.
[2] Carlos de Ayala Martinez: Las Órdenes militares hispánicas en la Edad Media (siglos XII-XV), Madrid 2003; Enrique Rodríguez-Picavea: Los Monjes Guerreros en los reinos hispánicos. Las órdenes militares en la Península Ibérica durante la Edad Media, Madrid 2008.
Damien Carraz